Dialoguer

par le toucher

Une étude de cas publié sur la revue Pratiques de mai 2021

12

Avril, 2021

Auteur

Nathalie Touaty

Catégories

Mots Clefs

toucher,
touchant
étude de cas
JKA & Feldenkrais
Sens du mouvement
développement de l’enfant

Quelques repères de séances individuelles ; l’intégration fonctionnelle de la méthode Feldenkrais™ avec Anouk ; comment le toucher organise en continu un dialogue entre l’enfant et la praticienne Feldenkrais™.

Je pourrais vous présenter l’enfant selon le diagnostic posé sur elle. Mais ce n’est pas le regard que nous portons. La personne est bien plus que la maladie ou le symptôme qu’elle porte. Et même si ici l’enfant est porteur de handicap, ce qui nous intéresse, c’est sa potentialité, ce qu’elle fait ou ce qu’elle ne fait pas encore. À tout âge, la personne est pour nous un sujet apprenant.

Ce regard place un fond, souvent non nommé, d’affects en cours chez le praticien comme chez l’élève.

Ces affects, que Daniel Stern nomme « affects de vitalité », portent l’enfant vers le projet de venir se saisir du monde, d’aller dans le monde.
Je vais tenter, au travers de séances individuelles reçues par Anouk (pour préserver la confidentialité, le prénom a été changé) de parler de la fonction du toucher. Sans ce toucher spécifique, cette méthode ne serait pas tout à fait la méthode Feldenkrais™.

Moshé Feldenkrais dans L’Évidence en question 1 nous dit : « L’intégration fonctionnelle fait appel aux éléments les plus anciens de notre système sensoriel: le toucher, les sensations de traction, et de pression… La personne de plus en plus attentive, sent son tonus musculaire diminuer, sa respiration se faire régulière et plus profonde, son abdomen se détendre et sa peau, mieux irriguée, se dilater. Elle ressent ces choses selon un mode primitif volontairement oublié et retrouve le bien-être d’un jeune enfant en pleine croissance. »
Quand son père m’amène Anouk, elle a presque cinq ans. Je sais très peu de choses d’elle : qu’elle a une maladie rare, une mutation génétique qui a complètement ralenti son développement moteur, langagier, émotionnel. Elle a suivi un stage intensif avec un collègue espagnol. Le père a été interpellé par la manière de travailler du praticien créant un dialogue doux, des processus de mouvements nouveaux, un toucher non intrusif… une technique différente à laquelle sa fille répondait bien.

Anouk arrive un matin, souriante, de bonne humeur.
Elle est là. Mon attention est orientée vers elle, sans me couper du père: je l’observe sans qu’elle le perçoive, de façon légère et je me questionne. Où est sa « demeure gravitaire » 2 ? Comment ses appuis s’organisent-ils sur le sol? Qu’est-ce qu’elle ressent de son rapport aux mouvements? Comment s’adapte sa colonne vertébrale aux changements de position ?

Quand son père la porte de son bras gauche au bras droit, l’assoit sur ses genoux, lui parle, l’allonge sur le sol 3 , j’intègre dès le début la relation tonique et la fonction phorique 4 entre le parent et l’enfant. Le porté intègre de porter physiquement et psychiquement: le toucher englobe cette fonction; le toucher soutient la fonction gravitaire.

Je demande au parent de me décrire ce que fait l’enfant, seul ou pas, et d’évoquer sa personnalité. Bien souvent, le parent convoque ce qui manque, ce que l’enfant ne fait pas encore. Il est important d’amener le parent à regarder ce que fait l’enfant, que ce soit un petit mouvement intentionnel, ou une action, une coordination qui peut émerger de façon aléatoire. Au cours de la séance, je souligne lorsqu’une potentialité
se crée.
Progressivement, le parent en vient à regarder autrement. Le projet d’apprentissage est alors porté à trois. Les « affects de vitalité » deviennent un tissu, une enveloppe pour l’enfant. Personne ne s’illusionne sur le projet, on reformule les objectifs, les aptitudes ou habiletés à mettre en mouvement.

Spasticité ?

Anouk sait se retourner: sur le sol, aller du dos à plat ventre. Mais c’est au prix d’une spasticité importante, son mouvement est arrêté, se bloque dans une extension, les membres raidis, la tête se renverse en arrière.

Et de là, elle ne peut revenir, faire une autre action. Elle n’a plus aucun choix. Je vais partir de ce schéma et, par mon toucher, lui indiquer le poids de sa jambe, sa tonicité, faire lâcher les tissus (sans masser, sans presser, sans tracter), organiser une transmission osseuse à travers différentes variations qui lui donneront du choix dans la manière de se retourner, et de se
sentir en mouvement. Sentir que tout d’elle-même participe, avec son attention, elle ressent son relâchement ou, devrais-je dire, les différents relâchements musculaires.
En effet, le système nerveux utilise le mouvement pour donner les réponses adéquates, c’est-à-dire nécessaires, utiles à l’adaptation. L’action guide la perception qui est modélisée par le cerveau. La perception du sol devient différente et l’environnement est de plus en plus intégré en l’enfant.

Ce sont ces « types » de toucher ou de modulations de mon toucher qui permettent à Anouk de sentir les qualités toniques et tissulaires, la dynamique de la perception. Toucher d’attention et d’écoute: il y a une rencontre entre l’intéroception et l’extéroception.
Qu’il s’agisse de se retourner à partir des jambes ou des bras, à partir du bassin ou des épaules, je m’adresse à toute sa personne.

« Nous sommes bien plus que la somme des parties »; que ce soit les émotions, la perception, l’action, la pensée, le mouvement en exprime la totalité. Dans mon attention et ma représentation, aucun contact n’est séparé de ce qui se passe: respiration, appuis, état d’attention de l’enfant, calme, ou stimulation… Je porte aussi attention à mon pré-mouvement, en sentant son squelette et, en me le représentant, je sens le mien. Je sens mes appuis et j’engage les siens; mon propre adossement porte son poids. C’est ainsi un dialogue entre deux systèmes proprioceptifs – donc entre deux systèmes nerveux. Le toucher commence à organiser le mouvement et le développement.

Lorsque les membres se raidissent, ou lorsque la colonne vertébrale devient comme un bâton, c’est un toucher d’écoute, d’accueil, un toucher qui met en partage un territoire – en te touchant, je suis touchée et réciproquement – qui permet de déjouer et de créer une nouvelle orientation dans le membre. Tout se « laisse venir » vers… un projet de mouvement. Rouler et s’asseoir par exemple. En quelques secondes, le poids réel du membre se donne, arrive à ma main.

Du support ressenti, devenu geste d’hospitalité, l’enfant rencontre le sol; la relation active avec le sol qui deviendra de plus en plus l’allié du mouvement.
Anouk commence à percevoir sa « demeure gravitaire ». Dès lors, une main support donne un accueil, pendant que l’autre main peut aller vers le bassin, organiser une rotation, par pression pour qu’Anouk sente et perçoive que c’est le sol qui lui permet de rouler.

Puis c’est un « toucher connecté », en pensant comment l’ensemble des articulations s’organise par rapport à d’autres; Anouk sent que sa rotation lui fait rouler la tête, les yeux suivent et cela oriente son regard. L’appui du sol devient un appui dans l’espace.
Anouk retire des informations, sans les analyser, par la peau (contact, chaleur, poids), les articulations qui donnent des indications de géométries. Le mouvement et l’orientation de la tête la situent dans l’espace, son schéma corporel se clarifie, se dessine. Les sens toucher, vision et mouvement – qu’on croit séparés en psychologie, coopèrent. « Les sens sont considérés comme des systèmes de perception »5 ; le système haptique inclut le squelette, le système vestibulaire, les capteurs cutanés, les récepteurs: il nous permet de recueillir des informations sur nos corps et notre milieu.

À ce moment de la séance, j’introduis des variations de mouvement autour du même thème ; variations subtiles – méta-thème de la fonction –, elles peuvent, aussi être rythmiques, on peut chanter, sourire et je l’assure dans son mouvement.
Quand la coordination se construit – non comme un bras avec une autre partie: la coordination n’est pas une addition – par une organisation d’ensemble musculaire, par les appuis et le support, par les potentialités spatiales de la colonne vertébrale, j’intègre dans l’image du mouvement tout moment aléatoire. En effet, tout enfant au développement classique joue et trouve le mouvement de façon aléatoire: je saisis cet aléatoire pour l’intégrer, car il est une émergence et fait partie d’un ingrédient de fonction motrice qui se répétera ou pas. Car l’une des fonctions du cerveau est d’ordonner, de créer de l’ordre.

Dans cette perspective, faire des pauses est crucial. Anouk a trouvé une autre manière de se retourner; d’un toucher sécurisant, les mains ne doivent pas partir trop vite. Anouk, émue de se sentir « là », et de « voir » de là, a encore besoin de la présence des mains (ses joies s’expriment très vite dans ses membres et la spasticité peut revenir). Comme j’attends sans rien changer, elle gradue son émotion, elle écoute, elle goûte cet état. Et je gradue mon retrait.
Lorsqu’ Anouk est suffisamment disponible, je peux aller vers un autre projet, une étape nouvelle du développement, qui sera déclinée en plusieurs capacités à acquérir: appuis des avant-bras pour se redresser, allonger le bras, suivre sa main du regard, organiser son assise. Trouvant l’appui des mains elle pourrait tourner la tête, faire suivre les yeux.
Ce jour, je choisis de l’inviter à tourner la tête, de la différencier du buste (capacité à bouger indépendamment): je sollicite son regard, cela reste difficile; une stimulation lumineuse sera nécessaire puis la tête tourne par les yeux qui suivent la lumière « lampe de poche » du téléphone de son père.

Séance sur le ventre

En appui sur ses avant-bras, Anouk est dans une situation d’appui très nouvelle. Dans une extension du dos assez importante. La laisser trop longtemps serait une erreur: des tensions et la spasticité reviendrait.
Le père confirme que, même si elle arrive dans cette position spontanément, ce n’est pas agréable d’y rester.
En effet, redresser la tête ne se fait pas, pour l’instant, de manière organisée: le poids de la tête est lourd, les courbes de la colonne vertébrale ne sont pas arrivées à maturité, la colonne n’est pas encore dessinée avec la lordose lombaire et cervicale comme elle le devient en grandissant pendant les premières années de la vie. Mes mains amènent une pression en montant des pieds à son buste. Main douce, paume comme une éponge, les pressions ne doivent pas durcir mais permettre à Anouk d’accepter le sol, la pression naturellement exercée par la pesanteur. Les fascias s’élargissent, glissent, les différentes enveloppes autour des muscles se différencient ; les membranes interosseuses « cèdent » et les os trouvent leur place. Les articulations deviennent enfin des relations: bassin et hanche, bassin et colonne vertébrale…

Si, auparavant, le bassin paraissait mou, avec une dureté des jambes, le rapport s’inverse désormais. Le bassin se fait sentir sous ma main. Je peux le faire rouler: le toucher est une pression et emmène la relation à la colonne vertébrale aux épaules. Transmettre la force, stimuler l’os par des relations de la hanche avec le bassin, dans différentes directions, penser clairement les mouvements: flexion, abduction et adduction, en pliant le genou: tout autant de fonctions nécessaires au développement. Ces aptitudes lui permettront d’avoir un bassin qui peut soutenir l’extension, la tête pour se repousser et venir s’asseoir.

Si les mains deviennent techniques, sachant guider les détails des mouvements, cela demande au praticien d’avoir un patrimoine de séances, de processus de mouvements et d’avoir aussi eu des sensations vastes, sensibles, qui ouvrent vers des perceptions élaborées: un imaginaire du geste. Le geste technique est toujours sous-tendu par la représentation des mouvements.
Mes mains lisent, mon regard enveloppe. Je viens à sa tête, par la connexion clavicules/première et deuxième côtes, la tête se redresse devient plus
stable. Des épaules, en transférant les appuis d’un coude à l’autre, guider la tête à se mettre plus en relation à un coude ou un autre. Puis en revenant aux jambes, l’aider à revenir sur le dos, la tête se déporte. C’est alors qu’en venant sur le dos, la tête vient au centre, au milieu, le regard se centralise, focalise. Cette étape est fondamentale, la tête est souvent inclinée vers la droite, les yeux asymétriques: l’œil gauche devenant divergent. Son regard a focalisé sans présenter des objets, mais en sollicitant par des micromouvements précis entre les épaules et la tête qui appellent les fonctions d’extension/inclinaison ou de flexion latérale pour la tête, et de rotation au niveau de la cage thoracique.
Les mouvements que nous utilisons dans la méthode Feldenkrais™ sont simplement ceux de l’espèce humaine, de nos schémas d’évolution… Une complexité à élaborer entre phylogenèse et ontogenèse.
Ce projet d’amener le poids de la tête au-dessus de l’épaule pour rouler m’a demandé une certaine clarté d’intention, de me représenter le chemin et les infimes étapes du processus: savoir ce que je fais et comment je le fais est primordial. Le toucher est sécurisant, intentionnellement dirigé en portant et, d’une main communicante, partageant le territoire.
Il me faudra aussi prendre en compte des variants aussi différents les uns des autres : son attention à mon toucher, son attention à elle-même, ses expressions, ses babillements, son tonus, sa respiration. Dès qu’Anouk sent, ses yeux se centrent, légèrement baissés : elle reconnaît quelque chose en elle.

La séance individuelle – intégration fonctionnelle – est un système haptique: le toucher, le regard informe sur le milieu, l’espace, l’environnement. Mais aussi sur les milieux propres à la séance, sur l’être en mouvement. C’est un contact au monde et avec le monde.

Souvent, chez celui ou celle qui peut verbaliser, à la fin d’une séance, la personne n’a pas la sensation d’avoir été manipulée mais d’avoir été mue par le mouvement.
L’anglais permet de le dire facilement: « Motion to Emotion ». Ses émotions subtiles dépassent le sentiment de plaisant/déplaisant, agréable/désagréable…

Le toucher éveille le sens du mouvement, reflet de l’image que chacun a de soi en mouvement.

1- Moshe Feldenkrais, L’évidence en question, Éd. L’inhabituel, Paris, 1997, p. 149
2- Expression empruntée à Hubert Godard, enseignant-chercheur à l’université Paris 8, arts, esthétiques, philosophie. La demeure gravitaire serait cet endroit en nous où on est prêt à aborder le monde. Elle inclut l’adossement, l’équilibre postural, les appuis, le sens haptique…
3 – Je travaille avec les enfants aux besoins spécifiques (EBS), au sol, mais, avec mes collègues, nous pouvons travailler sur une table.
4 – Fonction phorique : contact de soi à l’autre, qui porte, physiquement et psychiquement.
5 – Traduction du titre du texte de James J. Gibson, “The Haptic System and its Components”, The Senses Considered As Perceptual Systems, chapitre VI, Londres, 1956.

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